Conjoncture : le réel et le ressenti
Partout,
nous pouvons lire et entendre que le moral des ménages est au plus bas, le
pouvoir d’achat en berne, les soldes d’été un cru très mitigé, l’inflation qui
atteint des niveaux inégalés depuis la décennie 80, bref que la conjoncture
économique est difficile pour tous, ce qui ne manque pas de se traduire dans
les cotations macro-économiques, sur la perception par les citoyens et consommateurs de leurs responsables politiques.
Certes, tout cela est vrai ! Pourtant, comme en
toute chose, il faut distinguer le réel du ressenti. L’article de Claire
Guélaud paru dans le journal Le Monde du 16 mai dernier est éclairant sur le
sujet. Lisez plutôt…
[…] « Le
moral des ménages n'a jamais été aussi mauvais, alors que l'économie française
se porte plutôt bien. La croissance 2007 a été moins "molle" qu'on ne
le prédisait, et le premier trimestre 2008 s'est révélé franchement bon. A
quelques accidents mensuels près, le chômage recule depuis plus de deux ans.
Quant au pouvoir d'achat, il a nettement accéléré l'an dernier, quel que soit
l'indicateur choisi.
Ce hiatus
persistant entre l'état réel de l'économie et sa perception par les ménages qui
sont aussi des électeurs - et ils ont sévèrement sanctionné la droite aux
élections municipales – a quelque chose de dérangeant. Il renvoie à l'histoire
des mentalités, à la psychosociologie, au peu d'estime d'eux-mêmes des
Français, dont les instituts de sondage ne finissent pas d'explorer la
morosité. On ne peut s'en tenir pour autant à ces seules explications, aussi
fondées puissent-elles être. Si les ménages ont de l'économie une vue très
éloignée de la réalité, ce n'est pas (ou pas seulement) parce que les Français,
comme les médias, auxquels ce travers est souvent reproché, n'aiment pas parler
des trains qui partent à l'heure et se complaisent, par crainte de la
globalisation, dans une lecture décliniste de l'histoire. L'économie, on le
sait, repose sur des indicateurs chiffrés, dont la construction et, parfois, la
pertinence peuvent être discutables. Elle est aussi affaire d'interprétations
et de communication politique. Et c'est probablement en croisant l'ensemble de
ces facteurs que l'on peut rendre compte de l'écart entre ce qui est mesuré et
ce qui est perçu.
Prenons la
croissance, par exemple. Au moins deux départements de l'Insee, les comptes
nationaux et la conjoncture, et plus d'une vingtaine d'instituts ou
d'organismes de recherche la mesurent régulièrement. Que nous disent-ils ? Que
la croissance est "molle" ou "douce" et peine à dépasser
les 2 %. Ces dernières années, les premières estimations de la progression du
PIB ont accrédité l'idée d'une atonie économique. Mais toutes ont été revues à
la hausse et ce, à hauteur de 1,1 point entre 2005 et 2007. Cela ne fait pas de
la croissance française une croissance à la chinoise ou à l'indienne, mais doit
conduire, au minimum, à un diagnostic plus nuancé sur l'état de l'économie.
De mémoire de
statisticien public, l'année 2005 a été la pire en matière de révision.
"Fin mars 2006, explique Fabrice Lenglart, responsable du département des
comptes nationaux de l'Insee, la croissance 2005 est estimée, dans les comptes
trimestriels, à 1,4 %. En mai, le compte annuel provisoire la donne à 1,2 %. Un
an plus tard, en mai 2007, le compte annuel semi-définitif la révise à 1,7.
Elle vient d'être établie définitivement à 1,9 %". "Les comptes
nationaux passent leur temps, par construction, à réviser leurs chiffres, à
mesure qu'ils engrangent les données plus précises. C'est la règle dans tous
les pays européens", ajoute-t-il. Cette situation a de quoi désorienter
l'opinion publique qui, abreuvée de chiffres, peine à démêler l'important de
l'accessoire.
Le même
scepticisme prévaut sur l'emploi et le chômage. Les mésaventures de l'Insee
avec son enquête emploi ou les querelles de chapelles entre l'Unedic, l'ANPE et
le ministère de l'emploi, qui produisent des statistiques portant sur des
champs différents (avec ou sans les salariés agricoles, avec ou sans les
entreprises de moins de dix personnes etc.), ont obscurci le débat dans un
domaine éminemment politique où les gouvernements successifs sont suspectés,
souvent à bon droit, de vouloir tripatouiller les chiffres pour accentuer la
baisse du chômage ou minimiser sa hausse.
Les Français
ont du mal à se convaincre de la réalité de l'amélioration du marché du travail
? Quoi d'étonnant ! Ils ont connu trente années de chômage massif, mesurent le
temps mis par leurs enfants à trouver une insertion durable et constatent,
malgré les discours lénifiants du patronat, que les entreprises ne sont pas mieux
disposées à l'égard des seniors qu'elles ne l'étaient au début des années 1990.
A ces raisons de douter s'en ajoutent d'autres, probablement très prégnantes,
qui tiennent à la déstabilisation du contrat à durée indéterminée (CDI), à la
multiplication des formes dites atypiques d'emploi (contrat à durée déterminée,
temps partiel, intérim etc.), à l'augmentation du nombre de travailleurs
pauvres installés dans l'emploi précaire. Or pour tout un chacun, un vrai
emploi, cela reste un CDI à temps plein...
Quant au
pouvoir d'achat, sa mesure n'en finit pas de susciter des polémiques. Le
directeur général de l'Insee, Jean-Philippe Cotis, trouvera peut-être le moyen
de les apaiser, mardi 20 mai, en présentant de nouveaux indices. Ils devraient
permettre de mieux évaluer les disparités de niveau de vie dans lesquelles
l'emploi précaire joue un rôle majeur.
Une moyenne, enfin, donne par définition une indication de tendance sans rendre compte de la variété des situations. En 2007, l'accélération du pouvoir d'achat a été nette : + 3,3 % pour le revenu disponible brut des ménages, et + 2,4 % par unité de consommation, un chiffre qui reflète davantage l'évolution individuelle.
Cela
n'empêchera pas les quelque 40 % de salariés payée entre 1 et 1,6 smic de se
sentir à bon droit beaucoup plus mal lotis que le moins bon des traders
lorsqu'ils font leurs courses ou le plein d'essence. La mondialisation
s'accompagne, dans tous les pays industrialisés, d'un sentiment accru
d'inégalités, la France ne fait pas exception à la règle. Et l'hystérésis - la
persistance d'un phénomène quand cesse la cause qui l'a produit - souvent
importante en économie, joue aussi dans la représentation qu'on s'en
fait. »